Lorsque, son Excellence, vous posez les pieds sur cette terre bénie de la Casamance, souvenez-vous que c’est une partie du Sénégal qui a longtemps saigné, où le sang a beaucoup coulé, où des «plans» de vie se sont volatilisés avec leurs architectures de rêves. Lorsque, du haut de votre avion en plein atterrissage, vous admirez la verdoyante nature, exposez les oreilles aux murmures des souffles des victimes du conflit.
Elles sont partout, dans une présence-absence qui rappelle, à bien des égards, que les morts défient la mort. Lorsque, son Excellence, vous vous mettrez à saluer la foule venue vous accueillir, ne perdez pas de vue que sur chaque visage, chaque poignée de main, chaque silhouette, il y a une présence, une douloureuse présence : le traumatisme des décennies de conflit.
Mais, c’est un peuple digne, qui ne laissera rien apparaître. Il n’exhibera ni les blessures ni les masques qui traceront les contours de visages meurtris par une crise qui a fait perdre à cette région méridionale le goût de la vie.
Ici, Son Excellence, les populations fonctionnent à la première intention, parce qu’elles ne portent pas de masque. Elles sont tout simplement authentiques. Elles ont appris à travailler dur, sous la pluie, sous le chaud soleil, que de tendre la main. C’est pourquoi, rien, Son Excellence, sur ces visages abîmés par les «décharges» de rayons solaires, ne rappelle la haine, la rancœur. Elles vous saluent, le sourire aux lèvres, dans les langues du terroir, en souhaitant que la paix de Dieu vous accompagne : Kassoumay, en diola, kortananting, en mandingue et badiolagua, en balante.
Son Excellence, le peuple de Casamance m’a envoyé vous dire qu’il ne vous accablera pas de plaintes et complaintes du divan qui ne livra jamais toute l’histoire de ce que ces populations ont enduré, vécu réellement dans leur chair. Elles ont entendu des milliers de fois les crépitements des obus, des lance-roquettes M1Bazooka ; elles ont vu les ballets du rallye-guerrier larguant les engins de la mort et les populations courant se réfugier dans des bunkers. Et pourtant, elles ne vous montreront que des visages joyaux, rayonnants, pleins de vitalité, d’énergie positive.
Lorsque certains se mettront à danser pour marquer leur présence, lorsque leurs pieds se cramponneront au sol pour esquisser des airs de balafon Balante, du bouguerebou Diola, de tam-tams et kora Manding, etc, sachez, son Excellence, que chaque expression corporelle de ces hommes et femmes n’est que l’écho des souffles de centaines de milliers de personnes mortes dans ce conflit.
Ne vous fiez pas aux apparences, son Excellence ! Le peuple de Casamance marche sur une corde raide au-dessus de l’abîme. Ce conflit a fait plus que déstructurer l’économie sur laquelle, hélas, tout le monde semble se concentrer, en oubliant ce qu’il y a d’essentiel chez l’humain : la culture.
Combien de bois sacrés sont violés ? Combien de lieux de retraite abandonnés ? Combien de lieux de culte désacralisés ? Combien de pactes rompus dont le ciment n’était que la parole donnée ?
Lorsque les masques seront exhibés, étonnez-vous son Excellence, puis, adressez-vous cette question : combien (masques) ont été défigurés, «violés», profanés, du fait de l’égarement des hommes. La raison du plus cinglé a fini par l’emporter. Mais pour saisir le sens du non-dit, nous vous invitons, son Excellence, à faire parler le divan.
Entre vous et ces populations, il y a tellement de haies à franchir ! Tellement de voiles à déchirer ! Tellement de pagnes à découdre pour enfin entrer dans l’intimité d’un peuple devenu stoïque face aux épreuves. Ces populations ont quelque chose de sacrée à vous communiquer. Mais ce qu’elles ont à vous dire, son Excellence, ne s’accommode guère de la politique politicienne, de la tricherie.
Son Excellence, les populations m’ont demandé de vous dire que toute personne qui s’aventura à utiliser le sang versé dans cette région à des fins personnelles n’aura pas la paix du cœur. Que ceux qui feront de ce conflit un fond de commerce, en passant le plus clair de leur temps à insulter la mémoire des victimes de cette crise, sachent que le karma aura le dernier mot. Que ceux qui veulent se servir de ce conflit à des fins purement machiavéliques, en accusant à tort d’honnêtes citoyens d’être de mèche avec les combattants, comprennent que la vérité finira par triompher.
Vous vous exposerez à un rendez-vous manqué, lorsque les politiciens formeront un écran de fumée entre les populations et vous, lorsqu’ils se mettront à soulever la poussière là où il n’y a pas un seul grain de sable, lorsqu’ils se mettront à parler de la prochaine élection, lorsqu’ils transformeront une tournée économique en bain de foule ou en meeting.
Ce peuple a trop souffert pour être à la merci de ceux qui ont mangé à la soupe du diable ; ceux qui n’ont aucune éthique, aucune morale, aucun respect pour la dignité des victimes du conflit.
La Casamance n’est pas un terrain de chasse ou un marché électoral où des indélicats veulent faire le plein de voix sur la base de la fourberie, de la ruse et du mensonge.
« Bienvenue, Monsieur le Président de la République, en terre Casamançaise, le Sénégal vous accueille ! »
Bacary Domingo MANE
